Bioéthique 1

Publié le par jean

Etude de l’Institut Européen de Bioéthique

Mai 2007, n° 1

Dignité de la personne et statut du corps humain : une approche philosophique pour un repérage éthique

Eric de Rus* Introduction :

Le corps est aujourd’hui le lieu de débats bioéthiques majeurs, tels ceux sur l’avortement, l’euthanasie ou encore la sexualité pour n’en nommer que quelques-uns. Statuer sur le sort que l’on peut techniquement ou médicalement réserver au corps représente un enjeu éthique fondamental, puisque ce qui est en cause c’est le sens même de la personne humaine. En effet, comme le fait très justement remarquer Michela MARZANO, le corps humain n’est pas simplement un objet matériel parmi d’autres, mais « il est le signe de notre humanité et de notre subjectivité – d’où l’intérêt de réfléchir sur celui-ci notamment lorsqu’on cherche à comprendre ce qu’est l’homme. »1

Ainsi, à la question en apparence très simple de savoir de quoi le corps est-il signe, nous pouvons répondre : « D’une présence humaine », dans la mesure où « c’est dans et avec son corps que chacun de nous est né, vit et meurt ; c’est dans et par son corps qu’on s’inscrit dans le monde et qu’on rencontre autrui. »2 Il convient toutefois d’aller plus avant, et de se demander de quoi toute présence humaine est elle-même le signe.

Dans la perspective philosophique qui est ici la nôtre, nous nous proposons de montrer que toute présence humaine signifiée par le corps est le signe d’une dignité qui lui confère le titre de personne.
Le problème est alors de savoir en quoi consiste essentiellement cette dignité et quelles sont les exigences éthiques qui en découlent du point de vue du statut du corps humain. Nous tenterons de répondre à cette question à partir de ce « lieu » bioéthique problématique qu’est la demande euthanasique.

I. L’homme est une personne :
I – 1.
Justification du rapport entre questionnement philosophique et réflexion bioéthique

Pour peu que nous admettions avec KANT que la philosophie est une science de l’homme, de sa pensée et de son action, et qu’en ce sens les grandes questions qu’elle soulève pourraient être ramenées à l’anthropologie3, alors il n’est plus possible d’ignorer le lien qui l’unit à la bioéthique entendue comme «l’éthique de la vie »4 humaine. Au sujet de la bioéthique, « il paraît raisonnable de soutenir qu’elle doit s’orienter essentiellement à assurer le respect de ce qui constitue son objet : la sauvegarde de la vie humaine. [...] La raison d’être de cet impératif est facile à comprendre : pour une personne, la vie est la valeur fondamentale dont dépend la réalisation de toutes les autres valeurs. La vie est la condition sine qua non du déploiement des potentialités du sujet. Elle est la base obligée sur laquelle se construit la personnalité de chacun. »5

Dès lors, la bioéthique s’avère bien solidaire de la réflexion philosophique dans la mesure où une éthique de la vie humaine suppose l’éclaircissement de ce que l’on entend par dignité de la personne humaine dont il s’agit précisément de respecter la vie.

1 Maria Michela MARZANO PARISOLI, Philosophie du corps, p. 4-5 (Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 3777, 2007). 2 Ibid., p. 3.
3 Voir notamment : Emmanuel KANT, Le conflit des facultés et Leçons de métaphysique.
4 Roberto ANDORNO, Bioéthique et dignité de la personne, p. 20 (Paris, PUF, coll. « Médecine et société », 1997).

5 Ibid., p. 20-21.

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Commençons par remarquer que le concept de dignité de l’homme occupe une place éminente dans les textes internationaux, spécialement dans des textes relatifs à l’éthique médicale ou à la bioéthique6. On peut noter une première apparition dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948) laquelle dispose, en son article premier, que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en droits et en dignité. » Pourtant, comme le souligne Jean-Yves GOFFI, la « Déclaration ne définit pas plus avant le terme de dignité, pas plus qu’elle ne l’explicite. »7

Ce flottement est d’autant plus gênant que, comme l’indique Le Dictionnaire Permanent Bioéthique et Biotechnologies (DPBB) dans son article « Droits fondamentaux » : « Le principe de dignité est, tout du moins en Europe continentale, le principe cardinal en matière de bioéthique. [...] Inspiré par la philosophie kantienne, il signifie d’une part l’égale appartenance de chaque être humain à l’humanité conçue comme une commune nature et l’interdiction de traiter un être humain comme un objet, corrélation de sa reconnaissance comme sujet. Il représente à la fois une qualité substantielle de la personne humaine et une source de droits. »8

Par conséquent, le questionnement bioéthique, en se fondant sur le principe de dignité de la personne humaine exige de la raison l’éclaircissement du ce en quoi réside cette dignité.
D’un point de vue bioéthique il est d’autant plus urgent de s’atteler à cette tâche que ce service de la vie humaine qu’est la bioéthique va se trouver mis à rude épreuve à chacun de ces lieux de crise de la vie que sont ces paradigmes de l’humanité vulnérable.

Le début de la vie où se pose le problème de savoir où commence la personne, face au mythe de la procréation parfaite, ce qui met évidemment en cause le statut de l’embryon et la manipulation du génome humain.
La fin de vie, avec la question de l’euthanasie.

Enfin, à l’expérience du corps en genèse et à celle du corps souffrant et mourant nous pourrions ajouter un autre lieu de vulnérabilité, celui de l’édification de l’identité psychique sexuée d’une personne à partir de la différence sexuelle inscrite dans le corps humain que certaines positions idéologiques, telle la théorie du gender, s’efforcent de relativiser dangereusement.

Or, à chaque fois, le statut du corps est inséparablement lié au sens que l’on confère à la dignité de la personne.

I – 2. Emergence de la notion de personne humaine

Le problème de l’évaluation de la dignité de la personne humaine n’en a pas toujours été un. La raison majeure tient à la progressive émergence de l’idée même de personne humaine, avec la valeur que l’on pouvait lui reconnaître et sur laquelle allait se fonder sa dignité ainsi que le respect qui s’y attache.
Cette généalogie de l’idée de personne (au sens d’une étude sur l’origine de cette idée), contracte une dette évidente à l’endroit du droit romain. Pour ce dernier, le terme de personne s’entend au sens de
personne physique. La personne physique est celle qui est reconnue en tant que sujet de Droit (on parle de personnalité juridique), à la différence des choses qui peuvent être objets de Droit. C’est au droit romain que l’on doit l’invention du concept de « personnalité juridique ». Cette expression désigne l’aptitude, pour une personne, à être dotée de droits subjectifs et d’obligations envers d’autres personnes et le reste de la société. Ce concept juridique est une abstraction, en particulier lorsque la personnalité juridique est appliquée à la personne morale, celle-ci se référant à un groupement d’individus réunis dans un but commun. Notons que du fait qu’il touche aux attributs de la personne, le droit de personnes physiques est conduit à statuer sur des problèmes éthiques tels ceux liés à la naissance, à la mort.

Pour ce qui est de notre question, il est intéressant de faire remarquer que le concept de personne juridique élaboré par le droit romain « fait corps », pourrait-on dire, avec la personne physique et engage son corps. Non pas au sens où il s’agirait d’élever le corps à une quelconque dignité, mais au sens où l’exercice de ses droits et devoirs inclut, pour la personne juridique, son corps, comme l’indique l’exemple

6 Voir : Claire AMBROSELLI et Gérard WORMSER, Du corps humain à la dignité de la personne humaine. Genèse, débats et enjeux des lois d’éthique biomédicale (Paris, CNDP « Documents, Actes et Rapports », 1999).

7 Jean-Yves GOFFI, « La dignité de l’homme et la bioéthique », in : Revue : « Sens public », 10 novembre 2004 (http://www.senspublic. org/article.php3?id_article=105).
8 Dictionnaire Permanent Bioéthique et Biotechnologies, Ed. législatives, Feuillets 27 du 1er octobre 2001, p.806B, §39.

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du débiteur qui n’est pas en mesure de rembourser sa dette et qui est remis à son créancier qui peut en disposer entièrement pour le vendre et même le tuer.

Il apparaît pourtant très nettement que ce que nous appelons la personne humaine n’a pas encore atteint ici le sens qu’on lui donne aujourd’hui : à savoir celui d’un sujet possédant « une valeur intrinsèque, c’est- à-dire une dignité »9, et non simplement « une valeur relative, c’est-à-dire un prix »10. Pour arriver jusque là, un long chemin fut nécessaire dont il serait possible de dégager les étapes majeures en montrant comment les apports de la philosophie gréco-romaine retravaillés par la théologie chrétienne ont permis de dessiner progressivement les traits de ce que l’on entend en Occident par personne humaine, à savoir un « sujet unique, singularisé, libre et conscient »11. Pour notre part, et dans l’obligation de circonscrire notre propos dans les limites d’un article au sujet précis, nous prendrons surtout appui sur la philosophie de KANT à qui il revient d’avoir inspiré le principe de dignité de la personne, comme le rappelle explicitement le Dictionnaire Permanent Bioéthique et Biotechnologies. Or c’est l’éclaircissement de cet aspect qui nous permettra de montrer pourquoi la dignité de la personne humaine et le statut du corps qu’elle engage est éminemment problématique d’un point de vue bioéthique.

II – La dignité de personne est-elle conditionnée ?
II – 1.
La personne comme sujet raisonnable et libre

Comme le rappelle Thomas de KONINCK c'est « Kant qui semble avoir le mieux défini le sens de la dignité humaine à l'époque moderne »12 au sens où nous lui devons d'avoir formulé la distinction entre personne et chose. KANT écrit en effet : « Une chose qui élève infiniment l’homme au-dessus de toutes les autres créatures qui vivent sur la terre, c’est d’être capable d’avoir la notion de lui-même, du Je. C’est par là qu’il devient une personne [...] La personnalité établit une différence complète entre l’homme et les choses, quant au rang et à la dignité. »13

Une telle affirmation pourrait toutefois apparaître comme problématique, dans la mesure où si la «personne » désigne l’homme en tant qu’il est « capable d’avoir la notion de lui-même, du Je », alors la « valeur intrinsèque »14 de la personne, qui est ce que l’on nomme « une dignité »15 et qui la constitue comme « fin en soi »16, et jamais simplement comme un « moyen »17 auquel est seulement attaché un prix, une telle valeur semble d'une certaine manière liée à l’avènement de la réflexivité et à l’autodésignation.

Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, KANT déclare c’est en tant qu’« êtres raisonnables » que les hommes sont appelées des « personnes », et cela « parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen, quelque chose qui, par suite, limite d'autant toute faculté d’agir comme bon nous semble (et qui est un objet de respect ). » Selon KANT, c’est en tant que sujet de raison « que chaque homme peut être l’auteur d’une législation universelle dans le domaine moral »18 et « qu’il doit considérer son être et l’être d’autrui, comme les lois qui en découlent, avec le plus grand respect »19.

9 Emmanuel KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 160 (Paris, trad. Victor Delbos. Ed. Delagrave, 1973). 10 Ibid.

11 Suzanne RAMEIX, Fondements philosophiques de l’éthique médicale, p. 27 (Paris, Ellipses, 1996).
12 Thomas DE KONINCK, « Archéologie de la notion de dignité humaine », dans La dignité humaine, p. 29 (Paris, PUF, 2005).

13 KANT, Anthropologie du point de vue pragmatique, Livre 1, § 1, p. 9, trad. Tissot (Paris, Librairie philosophique Ladrange, 1863).
14 « Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent. Au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité (...) Ce qui constitue la condition qui seule peut faire que quelque chose est une fin en soi, cela n’a pas seulement une valeur relative, c'est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c'est-à-dire une dignité. » Emmanuel KANT,
Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 160, trad. Victor Delbos (Paris, Delagrave, 1973).

15 Ibid.

16 Ibid.

17 Ibid.
18 Emmanuel KANT,
Critique de la raison pratique, I, 1, chap. 3 (Paris, GF, 2003).

19 Ibid.

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C’est par sa raison que l'homme est capable d’accéder à une loi morale qui ne doit rien à la sphère de l’instinct, et par sa volonté qu’il est capable de se soumettre librement à cette loi morale. Par là, il s'élève au-delà de l’immédiateté de ses penchants et tendances sensibles, transcendant ainsi la sphère des simples choses empiriques. Ici, ce qui fonde la dignité de l’homme comme personne, c’est-à-dire comme fin en soi, avec le respect attaché à la reconnaissance de sa valeur, c’est bien la raison.

Par conséquent, dans ces conditions, et à première vue, il semblerait presque impropre de parler, en toute rigueur, de la dignité de l’homme en tant qu’humain, même si, par nature, l’homme, comme être raisonnable, peut légitimement être qualifié de « personne » au sens où il est essentiellement apte à développer la rationalité constitutive de son être et à s’élever par là à la moralité.

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