Bioéthique 3

Publié le par jean

III – Une approche éthique du corps :
III – 1.
Dans le sillage de la phénoménologie

Dans son ouvrage intitulé « Penser le corps », la philosophe Maria Michela MARZANO PARISOLI a conscience que « le problème du rapport entre corps-objet et corps-sujet est l’un des problèmes principaux qui se posent dès que l’on cherche à réfléchir sur le corps humain, la personne ne pouvant jamais, à la fois, se distinguer entièrement de son être corporel ou s’identifier complètement à lui. »32 L’auteur, par delà les impasses auxquelles mène le dualisme de type platonicien ou cartésien33, s’inscrit dans le sillage du mouvement phénoménologique. Si la phénoménologie représente un tournant dans la considération philosophique du statut du corps, c’est en tant que cette méthode d’analyse et de description des phénomènes comme la définit Edith STEIN, ne cède pas à l’approche dualiste entre l’esprit et le corps. Tout autrement, la phénoménologie insiste sur le fait que le corps engage toute la personne. Ainsi, dès « la fin du XIXe, la phénoménologie transforme radicalement la conception philosophique du corps. [...] Chacun existe comme corps animé, mais le corps n’est jamais seulement un corps-objet (Körper), c’est-à-dire un corps organique étudié par la science, mais aussi un corps-sujet (Leib), c’est-à-dire un corps physique et propre à chaque personne. »34

MARZANO s’attache à tirer toutes les conséquences du fait que ce « qu’il y a d’unique dans un corps humain c’est, en effet, qu’il est l’incarnation d’une personne : il est le lieu où naissent et se manifestent nos désirs, nos sensations et nos émotions ; il est le moyen par lequel nous pouvons démontrer quelle sorte d’êtres moraux nous sommes.»35 Pour le dire autrement, « la relation corps-personne peut être qualifiée comme un rapport de possession ontologique : une relation interne et particulière qui signifie que, parmi les conditions qui font que je suis la personne que je suis, il se trouve que je suis constitué de ce corps et non pas d’un autre. »36

30 René HABACHI, Panorama de la pensée de Maurice Zundel, p. 32.
31 Ibid.
32 Maria Michela MARZANO PARISOLI, Penser le corps, p. 32 (Paris, PUF, coll. « Questions d’éthique », 2002).
33 Voir : Maria Michela MARZANO PARISOLI, Philosophie du corps, chapitre I: “Le dualisme et ses étapes”, en particulier : p. 11-19

(Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 3777, 2007).
34 Michela MARZANO, Philosophie du corps, p. 45-46. Pourtant, comme le fait remarquer l’auteur : « Bien que la phénoménologie ait opéré au XXe siècle une véritable révolution concernant la réflexion sur le corps, et qu’à le conception classique faisant du corps un "instrument" de l’homme, elle ait proposé un modèle intentionnel [...], on est confronté encore aujourd’hui à des positions idéologiques qui réduisent le corps soit à un fardeau dont il faudrait pouvoir se libérer, soit à un organisme complexe, dépendant d’un système de synapses neuronales déterminant toute conduite ou décision humaine. » Ibid., p. 3-4.
35 Maria Michela MARZANO PARISOLI, Penser le corps, p. 5.

36 Maria Michela MARZANO PARISOLI, Penser le corps, p. 4. « En suivant cette position théorique – déclare l’auteur –, le but de notre ouvrage sera précisément de clarifier le rapport corps-personne afin d’expliquer et qualifier la signification éthique du corps, de même que son rôle moral. » Ibid., p. 3-4.

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III – 2. L’expérience de la souffrance

Notre auteur ne craint cependant pas d’affronter la complexité de notre relation au corps : « le corps de l’homme est à la fois un corps-sujet et un corps-objet, un corps que l’on "a" et un corps que l’on "est" »37. Ce paradoxe s’exprime en outre par le fait que nous vivons « dans une tension continuelle par rapport à notre existence physique : nous sommes complètement liés à notre corps tout en étant loin de lui. »38 A cet égard l’expérience de la souffrance est paradigmatique : « A travers l’expérience de la maladie, le corps nous manifeste la souffrance : il n’y a pas seulement une douleur qui touche notre corps, car c’est nous qui éprouvons la douleur et souffrons à travers notre corps malade. [...] La maladie réhabilite l’exigence d’un rapport étroit avec notre corps, car nous ne pouvons plus avoir l’illusion de vivre indépendamment de lui. Si mon corps est justement ce par quoi j’existe et me distingue d’autrui, la maladie pousse cette réalité à son extrême. »39

La souffrance pâtie peut nous inciter à « chercher à nous délivrer de la matérialité de notre corps »40, en même temps « il y a un excès dans la personne qui ne peut jamais être réduit au corps physique »41.

A la lumière de ces analyses, et à la question posée par le professeur Xavier LABBEE dans sa communication intitulée « Le corps humain, le chercheur et la liberté»42 et qu’il formule ainsi : « Comment définir le corps humain dans ses rapports avec la personne ?»43, nous proposons de répondre de la manière suivante. A partir du moment où tout homme est doté d’une dignité que nous avons appelé du nom d’« intériorité », alors le corps humain lui-même mérite d’être envisagé comme signe de cette dignité humaine, signe d’une présence humaine inséparable de cette même intériorité comme l’indique clairement le titre évocateur et à première vue déroutant de l’essai de Marc RICHIR : Le corps. Essai sur l’intériorité44. Parler du corps engage bien l’intériorité humaine. Cela implique de reconnaître qu’il existe des exigences éthiques non négociables en matière du sort qui peut être techniquement réservé au corps, en particulier au corps fragilisé, et cela pour la simple raison que le statut du corps n’est plus séparable de la dignité de la personne.

Parmi les trois lieux de fragilité de la vie humaine que nous avons repéré dans notre première partie, nous n’en retiendrons qu’un en vue de l’examen de ce que nous avons appelé une « proposition pour un repérage éthique » : à savoir la fin de vie avec la demande euthanasique.

IV – La demande euthanasique :
IV – 1.
Définition de base et position du problème

Comme nous le savons, le mot euthanasie qui signifie littéralement « bonne mort » (eu + thanatos), a connu une évolution : « du sens de bonne mort ou mort douce et sans souffrance à celui de mort provoquée pour épargner au malade des souffrances physiques ou psychiques insoutenables. »45 Avec Patrick VERSPIEREN, et en accord avec celle qu’en donnent les juristes, nous retiendrons la définition suivante de l’euthanasie : « l’euthanasie consiste dans le fait de donner sciemment et volontairement la mort ; est euthanasique le geste ou l’omission qui provoque délibérément la mort du patient dans le but de mettre fin à ses souffrances »46.

37 Michela MARZANO, Philosophie du corps, p. 7.
38 Maria Michela MARZANO PARISOLI, Penser le corps, p. 5.
39 Michela MARZANO, Philosophie du corps, p. 52-53.
40 Maria Michela MARZANO PARISOLI, Penser le corps, p. 5.
41 Ibid.
42 Prononcée au 13e colloque de la Saint-Yves : « Les libertés face aux contraintes médicales : une relation impossible ? » (Tréguier, 20 mai 2006).
43 Ibid.
44 Marc RICHIR, Le corps. Essai sur l’intériorité (Paris, Hatier, 1993).Voir notamment : p. 54-59.
45 Nicolas AUMONIER (en collaboration avec : Bernard BEIGNIER et Philippe LETELLIER), L’Euthanasie, p. 5. Voir : chap. IV, p. 35-50 (Paris, PUF, coll. « Que sais-je ?, n° 3595, 2006).
46 Roberto ANDORNO, La bioéthique et la dignité de la personne, p. 113. – Ajoutons qu’il « est courant de distinguer l’euthanasie active (acte de tuer délibérément une personne malade, à sa demande ou non, en fonction de son état et de sa douleur physique et morale [...]), et l’euthanasie

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La position qui se prononce en faveur de la demande euthanasique et de sa dépénalisation se fonde sur l’idée selon laquelle l’euthanasie représente une réponse humaine adaptée à certaines situations limites marquées par une souffrance telle que la continuation de la vie n’est plus justifiée. C’est le point nodal du récent argumentaire de personnalités politiques françaises qui invoquent « les souffrances épouvantables...intolérables »47 Nous assistons par conséquent à un renversement, puisqu’il semblerait que ce soit au nom même de dignité de la personne que soit faite la revendication de la demande euthanasique. Le problème principal peut-être formulé de la manière suivante : « Est-il légitime d’admettre l’homicide compassionnel sous certaines conditions ? Lorsque la douleur est intolérable, que vaut l’interdit du meurtre »48 qui semble pouvoir être impliqué par la dignité de la personne ?

IV – 2. La dignité de la personne comme obligation morale

Commençons par préciser que le contexte euthanasique se caractérise par le fait que la personne qui la réclame ou pour qui on la réclame ne peut interrompre elle-même sa propre vie, d’où la nécessité de recourir à la collaboration d’un tiers. Cette médiation incontournable d’autrui ne permet pas confondre purement et simplement l’euthanasie et le suicide comme le fait remarquer Jacques RICOT : «L’euthanasie [...] n’est pas [...] un suicide, bien que certains l’assimilent à un suicide assisté, car la présence d’un tiers, modifie inévitablement la nature du geste. »49

Ajoutons que c’est précisément cette intervention d’un tiers qui rend éminemment problématique l’argument habituellement avancé pour plaider en faveur de la demande euthanasique directe, à savoir celui qui invoque la liberté de disposer librement de sa vie et de son corps. En effet, comme tout acte humain, l’euthanasie n’engage pas seulement celui qui la demande ou pour qui on la demande, mais plus fondamentalement la communauté humaine.

A cet égard, nous pouvons dire avec SARTRE que « quand nous disons que l’homme est responsable de lui-même, nous ne voulons pas dire que l’homme est responsable de sa stricte individualité, mais qu’il est responsable de tous les hommes. [...] Quand nous disons que l’homme se choisit, nous entendons que chacun d’entre nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu’en se choisissant il choisit tous les hommes. En effet, il n’est pas un mot de nos actes qui, en créant l’homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l’homme tel que nous estimons qu’il doit être. Choisir d’être ceci ou cela, c’est affirmer en même temps la valeur de ce que nous choisissons »50. Autrement dit, tout choix, même en apparence strictement individuel, constitue en tant qu’acte la revendication effective sur la scène de l’humanité d’une valeur, et, en l’occurrence l’affirmation que l’homme est en mesure de se prononcer pour juger du moment à partir duquel la vie ne vaudrait plus la peine d’être vécue, et cela à l’intérieur de certaines situations contingentes.

La dimension intersubjective de la responsabilité personnelle ne saurait être occultée, même en matière de demande euthanasique, si l’on considère, avec Vladimir JANKELEVITCH, que la responsabilité de chaque homme envers lui-même (et autrui) se fonde de manière radicale sur le caractère indisponible de l’humanité comme dépôt qui échoit à chaque homme en tant qu’homme. Tout homme est dépositaire et non propriétaire de son humanité ainsi que de la dignité qui s’y attache et le requiert avant toutes choses. Dès lors, « un homme ne peut pas faire de son être n’importe quoi »51. Il est moralement obligé vis-à-vis de cette humanité qui le requiert et dont il n’est pas autorisé à disposer arbitrairement « par exemple pour

passive dont les trois modalités principales consistent à débrancher un appareil dont l’arrêt provoque la mort, ou à limiter un traitement dont l’usage d’une machine, ou à prescrire un traitement anti-douleur dont la nécessaire escalade de doses induit la mort. » Nicolas AUMONIER, L’Euthanasie, p. 47-48.

47 Synthèse de presse bioéthique du jeudi 01/03/07 : « Des mesures pour faire appliquer la loi en fin de vie » (en référence à un article du Journal LE MONDE du 01/03/07). Article en ligne : http://www.genethique.org/revues/revues/2007/mars/20070301.1.asp
48 Nicolas AUMONIER, L’Euthanasie, p. 47-48.

49 Jacques RICOT, in : « Philosophie et euthanasie », § L’interdit du meurtre. Article en ligne : http://www.acnantes. fr:8080/peda/disc/philo/philosophie_et_euthanasie.htm#Mourir%20dans%20la%20dignité. – Voir : Jacques RICOT, Dignité et euthanasie (Paris, Pleins feux, 2003).
50 Jean-Paul SARTRE, L’existentialisme est un humanisme, p. 24-25 (Paris, Nagel, 1970).

51 Vladimir JANKELEVTICH, « La responsabilité dans son for intime », in : Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, p. 40-41 (Point Seuil, 1981) 8

le vendre ou le supprimer [son être] »52. Le fait que l’homme est un être indisponible débouche sur une conception paradoxale de la liberté que JANKELEVITCH qualifie de « contradiction ironique »53 : « cet être pleinement libre n’a pas sa liberté même à sa pleine discrétion ; il n’est pas indifféremment libre de sa liberté, ni libre à son gré [...]. Tel est le paradoxe de l’obligation morale »54. En d’autres termes, la dignité comme valeur d’humanité, oblige moralement l’homme, non seulement envers lui-même, mais envers l’humanité.

IV – 3. Les impasses de la dépénalisation

Un tiers est sollicité qui doit intervenir volontairement pour abréger la vie d’un autre qui le lui demande ou au nom duquel on le lui demande. Qu’en est-il de sa responsabilité légale ? Peut-il faire valoir au titre d’excuse légale le consentement à la volonté de celui qui demande librement la mort, ou bien de celui qui est présumé autoriser la demander au nom de raisons jugées légitimes ? Dans ce cas, l’acte du tiers peut-il transgresser le droit sans être passible de poursuites ?

Si l’on reconnaît que la fonction essentielle du droit est de régler les relations entre les individus de manière à garantir la stabilité de la vie civile et la protection des personnes et des biens, et si cette finalité suppose d’admettre, comme l’a montré FREUD notamment, l’interdit du meurtre comme interdit fondateur d’une culture55, alors l’autorisation juridique de l’euthanasie en prévoyant un espace de transgression de cet interdit ne porte-t-elle pas violemment atteinte à la cohésion de la vie civile ? Par là nous voyons que l’euthanasie engage bien toute la communauté humaine et que la seule revendication de la liberté de disposer de son corps ne constitue pas une justification suffisante au regard de la raison.

Mais il ne faut pas l’entendre seulement au sens où la demande euthanasique remet en cause une exigence politique (au sens de ce qui a trait au vivre ensemble), mais plus profondément une exigence éthique qui paraît difficilement négociable. Légiférer en faveur de la dépénalisation de l’euthanasie, n’est- ce pas prendre le risque de laisser le politique livré à lui-même, sans s’articuler à l’éthique, en décidant à partir de quel moment une vie humaine cesserait d’avoir une valeur et ne mériterait plus d’être vécue.

En jugeant, à partir de certaines situations contingentes limites que telle vie humaine ne mérite pas d’être vécue, la demande euthanasique ne contrevient-elle pas gravement à la reconnaissance de l’intégrité de la dignité de la personne humaine avec l’exigence qui en découle, et qui est de supprimer la souffrance et non supprimer le malade en accompagnant la vie du souffrant jusqu’au bout ?

IV – 4. Quelle est l’exigence éthique qui s’impose à la raison humaine face à la demande euthanasique ?

L’argument revendiqué par la demande euthanasique, selon lequel certaines situations vident la vie de sens et de valeur laisse néanmoins subsister le problème suivant : la demande euthanasique n’est-elle pas plutôt le signe d’un échec à accompagner convenablement et jusqu’au bout la dignité de la personne? Auquel cas le respect de cette dignité appellerait, comme le fait remarquer Marie de HENNEZEL, l’application « des lois destinées à soulager les souffrances de ces personnes »56 Et d’inviter par conséquent à « faire une pédagogie de ces lois »57, à « expliquer aux français que les textes encadrent parfaitement la fin de vie, et que si des cas de souffrances intolérables nous sont rapportés, cela montre que la loi n'est pas encore appliquée partout »58. Sans ces mesures, explique Marie de HENNEZEL, « nous aurons une mort à 2 vitesses. D'une part, celle qui a recours aux soins palliatifs où la

52 Ibid.
53 Ibid.
54 Ibid.
55 Voir notamment : Sigmund FREUD, Le malaise dans la culture (Paris, PUF, 1995).
56 Synthèse de presse bioéthique du jeudi 01/03/07 : « Des mesures pour faire appliquer la loi en fin de vie » (en référence à un article du Journal LE MONDE du 01/03/07). Article en ligne : http://www.genethique.org/revues/revues/2007/mars/20070301.1.asp

57 Ibid. 58 Ibid.

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