Bioéthique 4

Publié le par jean

fin de vie sera apaisée. D’autre part, celle qui n'apporte pas d'autre issue que de demander la mort pour soulager la souffrance. »59

Comme nous le savons, l’avis du Comité consultatif national d’éthique intitulé "Fin de vie, arrêt de vie, euthanasie" (mars 2000), tout en réaffirmant la condamnation de l’acharnement thérapeutique et la nécessité de développer les soins palliatifs, s’était proposé d’introduire une «exception d’euthanasie »60. Pourtant l’examen de cette « exception d’euthanasie » ne lève pas, comme le montre Jacques RICOT, les objections soulevées, et ce quelles que soient les raisons avancées en faveur de l’euthanasie : le respect de l’autonomie, la compassion, le droit de mourir dans la dignité61.

Dès lors, il semblerait que l’exigence éthique positive majeure qui semble pouvoir correspondre à la dignité de la personne porte sur le soulagement de la douleur.
Cette exigence éthique est rappelée par la
Recommandation du Conseil de l’Europe du 25 juin 1999 (n° 1418 intitulée : Protection des droits de l’homme et de la dignité des malades incurables et de mourants)62. En outre, cette exigence est parfaitement conforme à la finalité essentielle de la médecine comme service de la vie. D’où la nécessité de soutenir le développement des soins palliatifs qui offrent une assistance intégrale et fournissent aux malades incurables le soutien humain et l’accompagnement spirituel dont ils ont fortement besoin.

La différence instaurée par la Loi Léonetti d’avril 2005 sur la fin de vie : (« Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie ») entre un droit à "laisser mourir", qui s’oppose clairement au "faire mourir", renvoie à la distinction entre « l’arrêt des soins (qui est euthanasique) [et] l’arrêt du traitement (qui ne l’est pas). »63 Le soulagement de la douleur relève précisément des soins dus à toute personne en fin de vie. Quant à la question de savoir si l’accomplissement de ces soins n’équivaut pas à un acte euthanasique lorsqu’il requiert l’administration d’antalgiques qui peuvent précipiter la mort du patient, nous pouvons répondre en faisant référence à la théorie bien connue du double effet64. Selon cette dernière, la conséquence prévisible et prévue d’un acte n’est pas nécessairement son effet voulu. En ce qui concerne le traitement antalgique, l’effet prévu et prévisible indirect qu’est la précipitation de la mort n’est pas voulu pour lui-même, mais représente un risque indirect impliqué dans l’acte qui permet d’atteindre à l’effet bon voulu, à savoir le soulagement de la douleur et que seul cet acte permettait d’atteindre65.

Nous avons essayé de montrer qu’avant de se risquer à répondre trop vite à la demande euthanasique par la voie de la dépénalisation, il convenait sans doute de se demander dans quelle mesure une telle demande n’interpelle pas l’humain en chaque homme. Plus précisément, le fait que le désir de la mort prenne le pas sur la vie (c’est-à-dire contredise la tendance naturelle à se conserver, à persévérer dans son être) ne traduit-il pas aussi la difficulté avec laquelle une société sait faire une place à la personne fragilisée par la souffrance ? Cela nous interroge sur notre capacité à intégrer la mort comme figure de la finitude et le mourrant comme celui qui en est le rappel vivant et signifiant pour ses semblables. En effet, il demeure que le « corps est le signe de notre finitude. Il est ce qui, d’une certaine façon, nous renvoie à tout ce qu’on ne voudrait pas être : notre fragilité, nos faiblesses, nos limites, nos maladies, notre mort...»66 Nous soulevons là un point essentiel. Car il est certain, comme l’exprime Marie-Jo THIEL, que si « chaque être humain se caractérise par sa singularité, s’il est unique, la souffrance représente un

59 Ibid.
60 http://www.ccne-ethique.fr/francais/avis/a_063.htm.– Voir : Nicolas AUMONIER, L’Euthanasie, p. 58-63.
61 Voir : Jacques RICOT, Esprit, n° 269, Nov. 2000, pp. 98-118.
62 Voir : Nicolas AUMONIER, L’Euthanasie, p. 57.
63 Nicolas AUMONIER, L’Euthanasie, p. 115. C’est nous qui soulignons.
64 Voir : Nicolas AUMONIER, L’Euthanasie, p. 64-67.
65 Nicolas AUMONIER précise : "lorsque nous appliquons ce raisonnement à l’analgésie, nous pouvons dire qu’elle est bonne en soi, par

opposition à l’injection d’une substance létale, que la mort est prévue (sans exactitude), mais non voulue, que cette mort n’est pas le moyen d’obtenir l’absence de douleur, et qu’elle n’est pas pire que l’absence de douleur souhaitée, puisque la maladie y conduit de toute façon. Enfin, ne pas pouvoir agir différemment consiste ici à ne pas utiliser d’analgésiques dangereux s’il en existe d’inoffensifs. Vouloir le bien d’une personne n’implique donc à aucun moment de lui vouloir du mal. Soulager la douleur au risque de la mort ne relève pas de la même intention réelle qu’induire la mort pour supprimer cette douleur » Conseil de l’Europe, L’euthanasie, Évaluation des arguments en présence, vol.I, Editions du Conseil de l’Europe, Paris, 2004.

66 Maria Michela MARZANO PARISOLI, Philosophie du corps, p. 89.

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sceau supplémentaire dans le sens de la distinction ; elle renforce l’altérité ; elle est cet étrange que l’on préfère ne pas approcher de peur d’en être contaminé »67 Et l’on pourrait même aller jusqu’à se demander si cette difficulté à envisager la figure de la mort, entretenue par l’idéologie dominante qui prône que le « seul corps aujourd’hui acceptable semble être un corps parfaitement maîtrisé »68, ne va pas jusqu’à imprégner un certain « discours médical qui fait souvent de la santé le bien ultime à atteindre, sans entreprendre une réflexion préalable sur les liens entre corps, infirmité, douleur et maladie. »69

Conclusion :

A la question de savoir si la raison rencontre des arguments dont la force devrait l’incliner à se prononcer en faveur de la demande euthanasique et de sa dépénalisation, nous pensons qu’il est légitime de répondre par la négative. Les deux arguments majeurs invoqués sont ceux de l’autonomie et de la souffrance.

Le premier argument consiste en la revendication d'un droit absolu à disposer de soi-même. Or cette revendication se heurte elle-même à plusieurs objections :
Tout d’abord une
objection logique soulignée notamment par Claude BRUAIRE, à savoir que la notion d’autonomie, c’est-à-dire le fait pour un sujet se déterminer par lui-même et non sous une contrainte extérieure, repose sur l’idée que la liberté est insubstituable70. Or cette propriété est radicalisée par le fait qu’elle prétend ici s’exercer sur ce qui m’est le plus propre : ma vie. A partir de quoi prétendre être libre de déléguer à un autre la libre disposition de soi est un non-sens. A cela il faudrait ajouter, avec Gabriel MARCEL, que la liberté s’exercerait ici contre elle-même, puisque l’individu disposerait de lui-même de manière tellement radicale qu’il ne pourrait dès lors jamais plus en disposer.

Ensuite une objection éthique soulignée notamment par Vladimir JANKELEVITCH, à savoir que le droit de disposer de soi fait sens, non pas à partir de l’individu singulier, mais depuis ce dont je prétends justement disposer : à savoir mon humanité. Or cette humanité dans ma personne comme dirait KANT n’est pas une propriété privée, mais une valeur universelle. L’affirmation de ma singularité est ici bornée par une valeur qui se soustrait à toute disposition parce qu’elle est une requête éthique qui me précède et s’impose à moi. Cette requête est celle de la dignité ontologique de la personne.

Enfin une objection juridique rappelée par Etienne MONTERO71, puisque la légalisation de l’euthanasie reviendrait à fragiliser le vivre-ensemble qui suppose l’admission d’un certain nombre d’interdits, dont celui, fondateur, du meurtre. Or en offrant un tel cadre juridique, le droit qui est au service de la cohésion de la vie sociale irait contre sa fonction en la fragilisant dangereusement.

Le second argument porte sur la souffrance. Jacques RICOT nous en donne une formulation ramassée : « Si l’on veut légitimer l’euthanasie, la seule voie praticable est celle qui consiste à tenir compte de la détresse d’un être réclamant qu’on le fasse mourir pour mettre fin à ses souffrances. Et l’objection à examiner est la suivante : la dignité humaine autorise-t-elle que l’on puisse donner la mort dans certaines circonstances ? »72

A cela nous répondons que la légalisation de l’euthanasie n’est pas une réponse appropriée, mais qu’elle signe au contraire un échec puisqu’elle prétend répondre au problème de la souffrance en supprimant la personne elle-même. La solution se trouve du côté du soulagement de la douleur, de l’accompagnement des personnes qui souffrent, et de la capacité pour chacun à accueillir la différence dans une société marquée par un discours hostile à toute forme de limitation et de fragilité.

67 Marie-Jo THIEL, « Le Malade, l’Autre ». Article publié dans Etudes, juillet 1995, p.27-36. 68 Maria Michela MARZANO PARISOLI, Philosophie du corps, p. 20.

69 Maria Michela MARZANO PARISOLI, Penser le corps, p. 10 (Paris, PUF, coll. « Questions d’éthique », 2002) Voir : Georges CANGUILHEM, Le normal et le pathologique, Deuxième partie, II, p. 76 à 95 et IV, p. 118 à 134 (Paris Quadrige/PUF, 1998).

70 Voir Claude BRUAIRE, Une éthique pour la médecine. De la responsabilité médicale à l'obligation morale, p. 57-58, 61-63 (Paris, Fayard, 1978).
71 Voir Etienne MONTERO,
Euthanasie, les enjeux du débat, p. 271-273 (Paris, Presses de la Renaissance, Paris, 2005).
72 Jacques RICOT,
Dignité et euthanasie, p. 55 (Paris, Pleins feux, 2003).

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Il apparaît donc que le débat sur l’euthanasie nous renvoie en conscience à la question fondamentale : « Qu’est-ce que l’homme ? », et « Jusqu’où l’homme peut prétendre disposer de l’humanité en disposant de lui-même ? ». Face à de telles questions qui engagent notre avenir, l’impératif éthique ayant le plus de force et de légitimité est celui de la reconnaissance de la dignité ontologique de la personne humaine qui éclaire à la fois la liberté et le droit.

Au terme de ce parcours, nous pouvons dire que la reconnaissance de la dignité de la personne, inséparable du statut du corps, comporte certaines exigences éthiques non négociables. A l’endroit de la demande euthanasique, la dignité de la personne saurait moins constituer une justification qu’une interpellation à faire face humainement à la valeur de l’homme en tant qu'humain. Comme le dit le philosophe Emmanuel LEVINAS, chaque visage est tout à la fois le signe de la vulnérabilité – puisque le visage est nu et livré à une exposition dont on peut vouloir se défendre en le masquant, surtout quand il est altéré par la maladie –, et de l’irréductibilité – puisque tout visage nous rappelle à l’ordre de l’humain, c’est-à-dire à ce qui vaut par soi et pour soi, au-delà de tout ce qui peut le voiler, comme la fonction sociale, ... Chaque visage, dira LEVINAS, est « l’incontenable », il est toujours en excès par rapport à toutes les tentatives de réduction, par rapport à toutes les catégories de la pensée logique, conceptuelle. Le visage est phénomène au-delà des phénomènes.

Mais quelle est la signification de cet excès du visage ? Nous répondrons : une signification qui est richesse, débordement, et que nous avons nommé l’intériorité qui est un autre nom de la dignité. Cette intériorité me précède et m’interpelle. Elle est une injonction offerte à ma responsabilité et à laquelle j’ai à répondre, à laquelle je ne saurais en conscience me dérober. C'est pourquoi l’éthique, dira LEVINAS, qui n’est essentiellement rien d’autre que la découverte éblouie et exigeante de cette requête, est justement « entendue comme responsabilité »73.

LEVINAS ira plus loin en disant que le visage m’adresse un impératif : « le visage me demande et m’ordonne »74. Et de formuler cet impératif : « Tu ne tueras point »75. L’interdit de tuer qui n’est que l’expression du respect inamissible de la personne et de sa dignité reconnue. Cet impératif éthique qui ne rend pas le meurtre impossible, est cependant présent à celui-là même qui tue sous la forme négative du remord, de la culpabilité qui atteste en creux la permanence irréductible du visage contre toutes les négations qui peuvent le frapper. Là formulation négative de cet impératif n’est encore que le rappel que de ce que le visage est la présence visible d'une intériorité, et donc d'une dignité qui échappe à toute réduction. C’est cette intériorité que nous avons désignée comme étant l’essence de la dignité de la personne et que nous avons envisagée comme ce dont chaque homme est dépositaire jusque dans la plus extrême vulnérabilité, et qui est alors confiée à la responsabilité de ses semblables.

* Eric de Rus est professeur de philosophie au Centre Madeleine Daniélou de Rueil-Malmaison. Outre la publication de contributions et articles dans diverses revues et la participation à des conférences organisées par la Faculté de philosophie de l’ICT de Toulouse, il a publié un premier ouvrage en 2006: «Intériorité de la personne et éducation chez Edith Stein » (éditions du Cerf). Il en prépare un second à paraître en 2008 : « L’art d’éduquer selon Edith Stein. Anthropologie, Education et Vie spirituelle » (éditions du Cerf).

Institut Européen de Bioéthique

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