Aux frontières du silence

Publié le par jean

 

<<     L'homme a donc comme objectif la contemplation de Dieu. C'est seulement en elle, qu'il pourra trouver son accomplissement. Pour anticiper en une certaine mesure cet objectif déjà au cours de cette vie, il doit progresser sans cesse vers une vie spirituelle, une vie de dialogue avec Dieu. En d'autres termes - et c'est  la leçon la plus importante que Saint Grégoire de Nysse nous transmet - la pleine réalisation de l'homme consiste dans la sainteté, dans une vie vécue dans la rencontre avec Dieu, qui ainsi devient lumineuse également pour les autres, et pour le monde.  >>
                                                                                        Benoît XVI


Exploration du dialogue interreligieux monastique ( extraits )


Parmi les expériences interreligieuses engagées dans les années post-conciliaires, celles des Ordres contemplatifs sont au nombre des plus fructueuses et des plus avancées. Un dialogue avec les renonçants principalement bouddhistes et hindous a été entrepris sous les auspices des autorités bénédictines et cisterciennes, de concert avec le Vatican, dès la fin des années 1970 avec la création de deux commissions, l'une en Europe (Dialogue Interreligieux Monastique) et l'autre en Amérique du Nord (North American Board for East-West Dialogue[ 1 ]). Le dialogue des moines[ 2 ] est prometteur car il ne se résume ni à un simple échange verbal ni à une action commune contre l'injustice, mais repose avant tout sur le partage des expériences de prière, de contemplation et de foi des partenaires du dialogue. À ce niveau d'échange, il appert que les partenaires « s'entendent d'emblée merveilleusement ».[ 3 ] Ce type de dialogue, aussi appelé de « l'expérience religieuse »,[ 4 ] se situe au sein de l'Église catholique à la croisée des mouvements contemplatif et dialogal, de l'expérience non-duelle du divin et du rapport intime à l'altérité religieuse, du silence et de la parole. Notre étude du dialogue interreligieux monastique menée depuis 1992[ 5 ], révèle que tout dialogue effectué en profondeur, de cor ad cor, est nécessairement marqué du sceau de cette contradiction apparente dans les termes. La communication, en effet, ne peut devenir communion sans un rapport intime au silence. Le Secrétaire général du dialogue interreligieux monastique, P.-F. de Béthune, écrit à ce titre que la « rencontre la plus décisive se vit [...] dans l'expérience commune de l'indicible, au delà des mots ».[ 6 ] Avant lui, un des pionniers en ce domaine, Henri Le Saux, affirmait qu'un dialogue sans silence est nécessairement suspect.[ 7 ] On comprend alors pourquoi le dialogue des moines est désigné aussi par l'expression : « dialogue de silence ».[ 8 ] Dans cet article, nous tenterons de comprendre et d'articuler la signification et la place du silence dans la dynamique dialogale qui se dégage de la rencontre entre les monachismes chrétien et non-chrétien. Le dialogue des moines est un dialogue de silence pour essentiellement deux raisons : d'un côté, il se développe sans faire de bruit en vertu de son caractère proprement monastique ; de l'autre, il prend corps au dedans du moine dans l'intimité de sa démarche spirituelle. Par conséquent, notre regard sur ce dialogue peu ordinaire sera double : nous le considérons d'abord d'un point de vue contextuel, attentif au silence qui l'entoure, puis nous nous proposons de l'aborder d'un point de vue expérientiel, en nous arrêtant sur le fait qu'il se situe au coeur du silence.
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On reçoit encore peu d'échos du dialogue des moines autant dans les écrits théologiques que dans les textes officiels de l'Église, malgré une expérience dans le domaine accumulée depuis une trentaine d'années, un fait d'autant plus étonnant que ce dialogue a été vivement encouragé par Paul VI et Jean Paul II et qu'il est un exemple de dialogue réussi. La discrétion qui l'entoure s'explique par le fait que le silence est le lieu privilégié sur lequel il s'enracine et s'articule. Il faut en outre se rendre compte qu'il est aussi un travail de fond, en ce sens exigeant et de longue haleine, qui vise ni plus ni moins la compréhension mutuelle entre les partenaires engagés.
 Les Pères du dialogue intermonastique, T. Merton, H. Le Saux et B. Griffiths, ont ouvert cette voie de l'hospitalité interreligieuse qui est aussi réciproque et intrareligieuse. Ils ne se contentent pas en effet d'accueillir l'autre croyant sous leur toit et d'être accueillis sous le sien, mais le reçoivent aussi dans leur coeur. D'où cette composante spécifique du dialogue des moines qui consiste à s'offrir mutuellement un espace en soi. On retrouve ici l'idée de silence ; l'espace et le silence étant deux réalités connexes propres à l'ouverture à l'autre. Cela transparaît, nous semble-t-il, dans le langage même de l'hospitalité qui est moins de l'ordre de l'échange verbal que du geste et de la présence silencieuse. Un sourire, un regard, l'humour et le don de soi ont souvent beaucoup plus de poids qu'un discours bien soigné dans le rapprochement de deux êtres que séparent la religion, l'origine ethnique ou encore la langue.

Mais nous comprenons bien que si le silence est un terrain propice à la rencontre interreligieuse, puisqu'il permet de dépasser les impasses doctrinales et théologiques, il ne se présente pas comme un moyen de fuir la confrontation es spé
ou de taire lcificités de chacun en vue d'une entente à tout prix. Le silence ne traduit pas ici une absence de convictions. Lorsque les moines partagent des moments de silence, que ce soit lors d'une méditation, d'une prière ou d'une activité quelconque de la journée, ils ne se désengagent pas les uns par rapport aux autres. Le silence est au contraire synonyme d'engagement du fait qu'il renvoie avant tout à l'action d'écouter. Aucune compréhension mutuelle, aucune hospitalité n'est possible sans l'écoute préalable de l'autre. L'écoute à laquelle nous faisons référence ici n'est pas passive et ne cherche ni la confirmation de mes propres idées ni la conversion par des moyens détournés de mon vis-à-vis. À ce titre, l'écoute mue par une intention séparée du fait même d'écouter ne serait que l'apparence silencieuse du bruit des peurs et des espoirs de celui-là même qui écoute.
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Chez le moine en dialogue cette écoute désigne plutôt une prédisposition de l'esprit et du coeur, nécessaire au développement du dialogue qui consiste à se libérer des automatismes, des routines, des conventions, et aussi des idées préconçues que l'on se fait de l'autre, qui empêchent toute disponibilité à l'imprévu et à l'inédit.[ 20 ] Il s'agit d'appréhender chaque situation comme authentiquement nouvelle, c'est-à-dire refuser de contrôler sa propre destinée et accepter que le chemin se crée en marchant. Il s'agit en outre de considérer l'autre non pas comme un objet, un être extérieur à soi, dont il faut se protéger, mais bien comme un sujet avec qui on est étroitement et fondamentalement lié en dépit des apparences. Vu sous cet angle, l'écoute est certainement un acte de foi et d'amour qui se rapporte à ce que P. Coff appelle, à la suite de S. Suzuki, le beginner's mind[ 21 ] et David Steindl-Rast, le good poet.[ 22 ] Mais, encore une fois, développer une telle écoute exige de savoir faire silence. D'où cette condition apportée par T. Merton : le dialogue monastique « doit être réservé à ceux qui ont été formés par des années de silence et une longue habitude de la méditation ».[ 23 ]
Le dialogue intrareligieux fait inévitablement éclater nos représentations de Dieu. H. Le Saux, B. Griffiths, J. Conner, J. Wiseman ou encore T. Keating, soutiennent que le dialogue en profondeur est l'occasion de purifier le concept même de Dieu et d'éviter la tentation de l'idolâtrie subtile qui consiste à concevoir Dieu à son image. Devant le danger d'identifier la volonté de Dieu à celle de l'homme, D. Steindl-Rast applique à Dieu la fameuse sentence bouddhique : « si tu rencontres le Bouddha, tue-le ». De son côté, R. Panikkar affirme, au risque de choquer, que Dieu n'a pas de volonté.[ 33 ] Le moine en dialogue institue le procès de Dieu contre Dieu et c'est en cela précisément que le dialogue est silencieux. Ici, le silence ne traduit pas un désengagement par rapport à sa foi et à ses convictions les plus profondes, mais renvoie à l'humilité qui grandit au fur et à mesure que le moine descend au coeur de l'expérience chrétienne, qui est essentiellement une expérience de mort-résurrection et de conversion (μετανοια). Le silence exprime à la fois le deuil de ce que R. Vachon a appelé l'« ego chrétien »[ 34 ] et la simplicité (απλωσ) de coeur. Sous l'effet de celle-ci, le moine se prosterne devant l'Indicible et s'émerveille face à la présence mystérieuse de Dieu dans le monde
4. Conclusion
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 En d'autres termes, il s'agit moins d'établir un accord de paix que d'anticiper le banquet eschatologique réunissant des convives venus autant de l'Orient que de l'Occident (Matthieu 8,11). Par conséquent, les négociations font place aux retrouvailles, si bien que le dialogue n'est pas seulement envisagé comme un simple face-à-face, mais dans un rapport de « foi-à-foi », caractérisé par une démarche qui vise à faire sienne la vérité universelle de l'autre et qui s'effectue dans le secret du « coeur ». D'où la référence au silence comme dimension essentielle du dialogue des moines. Toute exploration de ce dernier est en effet vaine si elle ne tient pas compte de cette dimension, qui par ailleurs mérite d'être examinée plus à fond, puisqu'elle permet au dialogue de devenir une solution réelle aux problèmes posés à la société par le pluralisme religieux contemporain. Lorsque la parole rejette le silence, elle fait obstacle à l'écoute, à l'humilité et à la remise en question ; elle s'érige en vérité universelle et devient le lieu de référence à partir duquel toute autre parole est jugée inférieure. À l'inverse, la parole mariée au silence retrouve sa juste mesure ; ni vaine ni insignifiante, elle n'acquiert de sens que dans son propre dépassement, orientée vers l'Indicible. Le silence se présente donc comme le garant d'un dialogue où l'autre croyant est respecté dans toute sa différence sans qu'il faille pour cela renier la sienne.


Fabrice Blée
Faculté de théologie, U. de M.

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